Société. « Je consulte chaque jour mon compte » : la dysmorphie financière, cette angoisse de manquer d'argent

L'argent est une source d'anxiété alors qu'il ne devrait pas rationnellement l'être : vous êtes peut-être atteint de dysmorphie financière. On fait le point avec Mickaël Mangot, spécialiste de la finance comportementale.
Comme la dysmorphie corporelle donne une perception déformée de son apparence physique, la dysmorphie financière est un état psychologique où l'on n'apprécie pas sa situation financière de façon rationnelle : généralement, on se sent plus pauvre qu'on ne l'est réellement.
L'expression, qui a émergé en 2024 aux États-Unis, pourrait concerner de nombreux Français quand on sait que 76 % d'entre eux expriment une perception négative de leur pouvoir d'achat, même lorsque cela n'est pas justifié (*). « La dysmorphie financière n'est pas un concept encore reconnu et il ne fait pas du tout l'objet de recherche académique », pointe Mickaël Mangot, économiste de la finance comportementale et d'économie du bonheur. « C'est une sorte de variante de l'anxiété financière. C'est cohérent avec ce que l'on a déjà vu dans d'autres disciplines sous différentes appellations. »
« Il m’arrive de me restreindre dans mes achats »Kevin, 29 ans, dirige une petite société à Meylan, en Isère, et semble afficher les « symptômes » : « Ma société dispose d’une trésorerie positive d’environ un demi-million d’euros. Pourtant, je ne me verse que 2 000 euros par mois, ce qui est largement suffisant pour couvrir mes besoins d’homme célibataire vivant en studio, avec un loyer modeste de 490 euros par mois. Pourtant, il m’arrive de me restreindre dans mes achats plaisirs ou alimentaires, de peur de ne pas finir le mois, alors que dans le pire des cas, je pourrais simplement me verser un salaire plus élevé le mois suivant. »
Au-delà de ce serrage de ceinture auto-imposé, cette situation provoque de l'anxiété chez Kevin, qui se manifeste par une manie proche du TOC (trouble obsessionnel compulsif) : « Je consulte chaque jour mon compte bancaire via mon application en ligne, avec les mouvements à jour en temps réel. Ce ''réflexe'' s’est aussi étendu à mon activité professionnelle, où je surveille quotidiennement les comptes bancaires de l’entreprise. » Il explique cette angoisse par « un passé difficile » et « un contexte économique français qui n'aide pas ».
« On sait que les gens ont du mal à se situer dans la distribution des revenus », explique Mickaël Mangot. « On se situe de façon absolue, en voulant gagner plus, mais aussi de manière relative, en se comparant aux autres. Beaucoup de gens se croient plus bas qu'ils ne le sont dans l'échelle sociale. Nous sommes truffés de biais et notre cerveau ne fonctionne absolument pas de manière rationnelle dans ses perceptions. »
Et selon l'économiste, ces biais viennent de nombreuses sources : « Il y a les conversations avec les gens, qui ont tendance à montrer un beau visage et à éviter de parler de leurs problèmes financiers. Il y a aussi les médias et notamment la télévision. On sait que plus les gens la regardent et plus ils se trouvent pauvres car les catégories aisées y sont surreprésentées. » Un problème qui ne serait donc pas propre à notre époque ni aux générations les plus jeunes, même si la situation « s'est encore dégradée avec les réseaux sociaux », reconnaît Mickaël Mangot. Pour lui, les jeunes se sentent davantage concernés car ils sont objectivement davantage en situation de précarité (CDD, location…) et en insécurité financière faute d’épargne accumulée.
L'épargne liquide limite l'anxiétéCette anxiété financière peut profondément affecter la santé mentale. « Ce qui fait le bien-être, c'est bien davantage votre situation perçue que votre situation réelle », rappelle l'économiste du bonheur.
Une fois que l'on a dit ça et que l'on est conscient de ces biais, que peut-on faire pour réduire cette anxiété ? « Ce qui la limite, c’est se constituer une épargne de précaution liquide, utilisable très rapidement d'environ trois à six mois de salaires », conseille Mickaël Mangot. « Les placements non liquides comme l'immobilier et les actions ne contribuent pas beaucoup à réduire l'anxiété financière. »
L'économiste conseille aussi d'utiliser des applications pour faire de la budgétisation. « Quand vous êtes anxieux, vous avez besoin de contrôle donc il faut mettre en place des procédures pour retrouver un sentiment de contrôle. » Dans un second temps, Mickaël Mangot conseille de mettre en place un plan d'épargne régulière en ouvrant un compte-titres ou un PEA (plan d'épargne en actions), puis verser automatiquement chaque mois une somme dessus (par exemple 100-150 euros) fléchés vers un produit financier bien diversifié. « Avoir mis en place un plan, s’y tenir scrupuleusement et voir son épargne grimper progressivement alimentent le sentiment de contrôle. »
(*) Sondage OpinionWay, août 2024.
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