Pourquoi mon ado veut sauver la planète mais s’habille en Shein?

Ils marchent pour le climat, font la morale sur le gaspillage et mangent végan. Mais, quand il s’agit de mode, ils plébiscitent les marques à très petits prix, les moins éthiques et les moins écologiques. De quoi laisser perplexes les parents de la génération Z.
Quiconque en contact avec des 15-25 ans aura relevé ce paradoxe: ils emportent leur gourde partout, fuient les emballages plastiques, éteignent les lumières (ou les robinets) derrière leurs parents mais raffolent des «crop tops» à 5,99 euros de la marque en ligne Shein, fabriqués en Chine dans des conditions plus que douteuses. «Pourtant, l’écologie les taraude! assure Jeanne Siaud-Facchin, psychologue, auteur de Grandir, vivre, devenir (Éditions Odile Jacob). Je le vois tous les jours en consultation, l’avenir de la planète a rejoint le lot de leurs questions existentielles, qui se limitaient jusqu’à présent à la vie, la mort et l’amour.»
Mais, comme le souligne le spécialiste de la communication environnementale Thierry Libaert, dans Des vents porteurs. Comment mobiliser (enfin) pour la planète, il s’agit de relativiser leur mobilisation, amplifiée par les médias. Ainsi, les 100 000 jeunes Français de la grande marche pour le climat en octobre 2018 ne rivalisent pas avec les 500 000 lycéens et étudiants manifestant contre le projet de loi Debré en 1973 (sur le service militaire), les 200 000 contre la loi Devaquet en 1986 (sur les universités), ou encore les 800 000 contre le CPE en 2006 (contrat première embauche).
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Passer la publicité«Ces adolescents vivent principalement dans l’instant présent, se projettent moins que leurs aînés dans un temps long, dans une carrière. Ils pensent “global” mais agissent “local”, précise l’anthropologue Élisabeth Soulié, auteur de La Génération Z aux rayons X (Éditions du Cerf). L’écologie, pour eux, est bien moins politique que quotidienne. Ils sont globalement engagés, mais préfèrent le micro-activisme, sans héros tutélaire, en suivant différentes personnes, notamment sur les réseaux sociaux, et en réagissant régulièrement.»
Leurs parents sont d’autant plus décontenancés de les voir acheter à tour de bras des crop tops et des sweats à capuche chez Brandy Melville, Subdued, Asos, Urban Outfitters… Ou, pire, sur les sites de Shein et autres PrettyLittle Thing, champions de l’«ultra fast fashion» avec leurs collections encore moins chères que celles des géants de la fast fashion qui ont émergé il y a deux décennies et ont, eux, entamé leur mue écoresponsable. Pourtant, les reportages alarmants sur cette industrie hyperpolluante et les conditions de travail scandaleuses de leurs employés sont légion. Et le sujet s’est invité dans les foyers.
En réalité, les réseaux sociaux aiguisent leur sens critique, les forcent à réfléchir, à faire le tri. Certes, ils sont submergés d’informations, mais ont appris à vivre avec. »
Jeanne Siaud-Facchin, psychologue
Alors, comment expliquer ces contradictions? Simplement, parce que, comme pour tous les adolescents avant eux, le nerf de la guerre reste l’argent. N’étant pas sur le marché du travail, ils ont un faible pouvoir d’achat, et encore plus ces derniers temps, avec la crise économique et la difficulté de trouver des petits boulots pour les plus âgés d’entre eux. Or, les marques en question cassent les prix tout en renouvelant leur offre à un rythme effréné et en déployant des méthodes marketing redoutables.
D’autant que les réseaux sociaux sont devenus une arme puissante pour attiser perpétuellement l’envie. Louise, lycéenne parisienne, raconte comment la semaine dernière, la vidéo sur TikTok d’une jeune femme en total look Zara lui a tapé dans l’œil: «Elle a mis les références de ce qu’elle portait sur son compte Instagram. Comme ça, j’ai pu acheter le même top qu’elle.» Voilà une scène d’influence de la vie quotidienne. Louise aime bien aussi regarder les posts de filles de son âge sur le site de Shein, portant leurs acquisitions. «Ça fait envie et ça aide à se décider.» Encore une fois, la faute aux écrans? «En réalité, les réseaux sociaux aiguisent leur sens critique, les forcent à réfléchir, à faire le tri, nuance la psychologue Jeanne Siaud-Facchin. Certes, ils sont submergés d’informations, mais ont appris à vivre avec.» Ces Gen Z sont d’ailleurs les plus sévères lorsqu’une marque ou une influenceuse fait un faux pas en termes de diversité ou d’environnement.
S’ils n’ont toujours pas renoncé à ces habits neufs, tendance et bon marché, les adolescents s’adonnent de plus en plus à la seconde main. «Je vais dans les friperies de vêtements vendus au kilo et je trouve des marques bien, à des prix très raisonnables, comme des jeans Levis à 10 euros», raconte encore Louise, adepte également des sites genre Vinted, où elle revend ce qu’elle ne met pas (ou plus) pour acheter d’autres pièces. «Mais la “protection acheteur” (ces frais supplémentaires obligatoires censés apporter des garanties au client, NDLR) augmente le prix et ce n’est plus si avantageux. En plus, ça prend du temps, de vendre, il faut faire les photos, remplir la description, répondre aux commentaires…Pour les vêtements que j’ai achetés très peu cher, j’ai la flemme, finalement, et ils restent au fond de mon placard.»
Passer la publicitéCette génération est déstabilisante, car elle n’est pas binaire. Elle échappe à notre grille de lecture, à notre analyse, car elle est en mouvement perpétuel, comme notre époque.
Élisabeth Soulié, anthropologue et auteur de «La Génération Z aux rayons X»
S’ils ont compris comment faire de bonnes affaires, ces jeunes utilisateurs disent aussi acheter du vintage et participer à l’économie circulaire par conviction écologique. «Seulement, le principe peut devenir vicieux quand les consommateurs utilisent Vinted pour consommer de la fast fashion encore moins chère. La possibilité de revendre facilement pousse à acheter toujours plus et déculpabilise les surconsommateurs… Dans ce cas, la seconde main “nourrit la bête” et repousse le problème sans le régler», alerte Audrey Millet, historienne et chercheuse, auteur du Livre noir de la mode. Création, production, manipulation (Éditions Les Pérégrines).
Nombre de ces jeunes gens ont conscience d’entretenir ce cercle infernal. Mais même ceux qui tentent de réfréner leur fièvre acheteuse, aspirent à consommer moins, rarement à acheter mieux (meilleure qualité, durabilité…). «Cette génération est déstabilisante, car elle n’est pas binaire, conclut Élisabeth Soulié. Elle est très émotionnelle, dans l’action, et réagit fort. Ces jeunes sont à l’image de notre monde actuel, complexe, pluriel, dynamique. Ils échappent à notre grille de lecture, à notre analyse, car ils sont en mouvement perpétuel, comme notre époque. En réalité, ils nous permettent de comprendre le monde… Et ont toutes les armes pour le réenchanter.»
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